Propos recueillis par Valérie Urman.
Les citoyens sont-ils des incapables ou des génies? Si l’on mesure la compétence politique de chacun à son temps disponible, ses connaissances, son expertise sur des sujets complexes, on reste persuadé – comme l’abbé Sieyès il y a deux siècles – que le citoyen lambda est assez « éclairé » pour élire ses représentants, pas pour collaborer aux décisions.
Mais les indicateurs d’une crise de la démocratie représentative ayant viré au rouge (taux abstention, défiance des institutions, rejet des partis, inefficacité des politiques publiques), la participation citoyenne devient un enjeu central. C’est faire le pari d’un génie citoyen, d’une compétence collective:
«Ce qui se joue avec le citoyen compétent, c’est ni plus ni moins que la démocratie dans son ensemble »,
fait valoir Loïc Blondiaux, l’un des meilleurs experts de la démocratie participative. Professeur de science politique à la Sorbonne où il a crée le master d’ingénierie de la concertation, il est aussi l’un des rares politistes à s’impliquer sur le terrain, depuis vingt ans, dans les expérimentations des villes et des régions.
Loïc Blondiaux : La définition classique retient deux dimensions inséparables. La première est le niveau de connaissances, de compréhension des institutions, de maitrise des questions politiques. Le citoyen en sait-il assez pour produire un jugement? La seconde dimension relève de la confiance en soi : se sent-on suffisamment compétent? Pierre Bourdieu parlait de « compétence statutaire », fixant une position dans la société et une légitimité pour porter des jugements. Les deux dimensions se combinent, on se sent légitime parce qu’on a accumulé des savoirs et des informations, et vice-versa.
LB : La figure du citoyen idéal, autonome, instruit, hante nos démocraties depuis deux siècles, assimilant la compétence à un attribut individuel. Cette vision change si l’on envisage la capacité des gens à s’organiser pour construire ensemble une capacité à agir, un pouvoir d’influence. En réalité, dans l’univers politique, bien peu de possibilités de transformation se jouent au niveau individuel.
LB : Cela demande des instruments de démocratie délibérative. Les jugements politiques se construisent collectivement au travers de contextes, de dispositifs qui rendent possibles l’acquisition d’informations et de compétences à participer. Il faut faire le pari que les institutions peuvent mettre tout individu en situation de produire des jugements raisonnés. L’idéal démocratique est de mettre en œuvre la capacité maximale du nombre maximum de citoyens à participer à un maximum de sujets. C’est la phrase lumineuse prêtée à Gandhi: « Tout ce que tu fais pour moi sans moi tu le fais contre moi ».
LB : Le jury citoyen, par exemple, permet de réunir sur des sujets complexes des profanes tirés au sort à qui l’on dispense une formation, des informations contradictoires, afin qu’ils débattent et produisent un jugement commun éclairé. Cette combinaison « information + délibération » rend les citoyens plus compétents politiquement. En France, le Conseil national consultatif d’éthique a constitué un jury citoyen pour délibérer sur la fin de vie. La Commission Nationale du Débat publique et le SGMAP ont fait de même sur la question ardue du Big Data de la santé.
LB : Oui, les citoyens démontrent une réelle compétence collective. La démarche participative de la communauté urbaine de Bordeaux pour construire le pont sur la Garonne a abouti à un projet innovant, mais trop cher, qu’il faut ajuster aux réalités : c’est aussi cela la vie politique. Le projet de nouvelle Constitution islandaise, débattue par une assemblée de 700 citoyens tirés au sort, puis rédigée par un comité de 25 personnes hors des partis, a abouti à un texte prenant au sérieux pour la première fois dans ce pays les biens communs environnementaux.
LB : L’expérience n’a pas levé tous les freins politiques, mais ce texte a quand même passé la barre du référendum. Des dispositifs variés, plateformes numériques de co-construction des lois, assemblées citoyennes, budget participatif, introduisent les points de vue de gens porteurs d’expériences, d’expertise d’usage, de savoirs pratiques, des principes qui n’auraient pas été pris en compte. Ces innovations viennent des collectifs citoyens, c’est dans la société civile que résident aujourd’hui les sources de l’imagination politique.
Aller plus loin :
A lire : un article de Loïc Blondiaux sur le même sujet (2008)
A voir sur Youtube : la conférence « La démocratie à voir et à refaire » qu’il a donnée au collège de France (2014)
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